L’intime, un chemin artistique osé, révélateur d’une époque

A ce qui est public, vu et su de tous, accessible ou commun à tous, s’oppose ce qui est privé, ce qui est de l’expérience personnelle, ce qui nous est propre. C’est dans cet espace du privé que se situe la sphère de l’intime, de ce qui nous est proche, que Dominique Baqué définit comme « subtile, chargée d’affect et nimbée d’imagination à la fois précaire et précieuse» .
Longtemps la sphère privée a été déterminée par la pression sociale, et la représentation de l’intime, bien que présente sur la scène artistique, fut souvent cachée. Aujourd’hui comme le soulignent Tiphaine Samoyault et Hugo Pradelle dans la livraison estivale de La Quinzaine Littéraire consacrée aux chambres, « l’assimilation problématique de l’intime et du privé, ainsi que l’idéal de transparence élevé au rang de valeur absolue» pose la question de l’intime dans notre monde, car celui-ci «n’a de sens que de se soustraire au regard. Cette soustraction, cette privation pour autrui qui, parce qu’elle permet la suspension de tout jugement extérieur, constitue l’intime en espace propre, séparé, susceptible d’être un espace critique, c’est à dire un espace de non adhésion.» Cette approche met ainsi en évidence, d’une part la relation de l’intime au social et d’autre part pose la question de la représentation de ce qui par définition est protégé de la vue d’autrui.

Le rapport entre la représentation photographique de l’intime et les évolutions sociétales parait évident.
A la fin des années 70, la disparition des idéologies, des dogmes révolutionnaires, des espoirs liés à la libération des mœurs, associés aux crises pénétrant la sphère privée ont favorisé l’émergence d’une représentation artistique de l’intime. On peut citer en exemples les travaux de Arnaud Class, Hervé Guibert, Yves Guillot ou encore, entre surexposition d’un intime à la dérive et trace d’une époque tragique et rayonnante, ceux de Nan Goldin.
Aujourd’hui, plus encore, la révolution informatique et l’internet, la photographie numérique et les photo-phones permettent de s’immiscer partout, tout est mis en image et montré . Ce monde, cette société du spectacle paroxystique, où souvent l’important est d’exister dans l’événementiel et le faire-savoir, nous laisse sans repères. Dans cette période de crise idéologique et artistique, de relativisme et de consensus mou, le retour à l’intime, posture de retrait, de mise à l’écart ou de retour sur soi, redevient une réaction possible au monde, un essai pour le ré – enchanter.

Le retour de l’intime est aussi lié à la remise en valeur d’un travail d’auteur plus personnel. Si les dernières décennies ont produit d’excellents travaux permettant d’analyser ce monde désincarné et désacralisé, souvent dans la veine de l’objectivité allemande, l’approche intime de notre espace et de nos relations est une recherche de notre humanité. Il ne s’agit plus alors de photographier quelque chose mais de photographier son passage en soi. Que ce soit dans le rapport au corps, ou dans celui avec le paysage, plus que l’objet lui-même c’est la manière de voir, le positionnement qui devient important, de plus en plus d’auteurs se revendiquent de cette approche.

Mais dés lors, comment aborder cette contradiction d’une image de l’intime, qui d’un espace accessible à quelques-uns aboutit à la représentation publique pour tous ? Comment sans risque, passer de ce qui est secret, en marge, et qui cultive une esthétique de la fragilité, de la distance, à l’exposition ? Les écueils ne manquent pas.
Dans le même temps où le public (au sens du commun à tous) se retrouve de plus en plus privatisé, l’intime s’est souvent transformé en exhibition avec un fétichisme de l’individualité. L’une des première difficulté de la représentation de l’intime se trouve dans cette frontière floue qui la sépare de la vulgarité, de l’obscénité et de la trivialité. Dans une société qui ne préserve plus cet espace nécessaire à soi, la ré appropriation de l’intime sur la scène artistique est une voie d’incarnation de l’être.
Un piège se rencontre dans un culte extrême du sensible, de l’émotion immédiate jusqu’à la sensiblerie, dans une pratique qui oublie les apports conceptuels du passé et s’abîment dans une naïveté du désir et de la mélancolie, où souvent, les lieux de l’intimité deviennent un passage obligé (la chambre, lieu au combien privilégié, les draps, la salle de bain … ).
Enfin, l’approche de l’intime peut facilement amener à un repli sur soi, voire à un autisme par un fascination immodérée du singulier de chacun, une croyance excessive à une authenticité, une vérité du vécu primitif. De la représentation de l’infra-mince à la complainte complaisante, la perte de toute aspiration à l’universel peut aboutir à des œuvres au mieux narcissiques, au pire névrotiques, plus proches de la psychanalyse que de l’art.
Il me semble que l’intime représenté est déjà une mise à distance de l’intime propre à l’auteur. En effet, le fait de le porter sur la place publique indique qu’il y a eu un déplacement. Cet intime de l’auteur est, au moins en partie, digéré et réécrit afin de sortir de cet espace personnel qui le caractérise. La frontière est alors mince entre l’exercice de style et la mise en danger de soi. De cette fragilité du questionnement de soi, l’artiste en fait une force, c’est ce qui fait toute la valeur du travail, déjà ancien, de Francesca Woodmann.

Le travail de représentation de l’intime reste une position artistique féconde face à un monde brutal et à un certain excès du conceptualisme, il permet un ré – enchantement du monde. Et, si de cette expérience de proximité, l’artiste s’ouvre à la différence et à l’altérité, si à partir de cette pratique subjective, il refonde une vision du monde, il peut, de cette expérience personnelle, atteindre l’universel. Alors, on quitte le déballage ou le spectacle pour atteindre l’œuvre, c’est toute l’ambition de la pratique artistique.

Claude Belime